samedi 21 janvier 2012

Poésie - Heur

Voici un petit texte tiré du recueil de poèmes inédit Échancrures urbaines, par Pierre Rousseau (1995) et intitulé Heur.

Le poète flâne à une terrasse quelque part en Mont-Royal, jetant de temps à autre des mots choisis sur les feuilles nervées bleu angelico. Le parfum des grains rôtis de café noir se faufile entre les délicates odeurs du matin frais. Le poète prend souffle et respiration dans le regard fuyant ou avenant des bonnes gens qui passent en ballades urbaines avec, dans les cheveux, des odeurs de fleurs séchées. Les mots, grands élus de la Muse urbaine, font, à force de s’accoter, des poèmes aux surfaces rondes, mots en nuances claires et rimes fines, homéotéleute, et tout pastellés de couleurs : cornaline rouge, chrysoprase verte, agate et onyx. Pendant que le poète tète le bout de son crayon, aussi un allongé, les gens besognent, triment et perdurent en usines, bureaux ou commerces. Le poète s’imagine leur morosité, les fermetures de face, le mortel ennui, la routine, la crue économique, le gagne-croûte avec patron condescendant, exploitation, normativité, standard, ancienneté et autres guignoleries, genre mise en scène en officines, avec en prime trame et complot mesquin. Le poète pense : chaque semaine, ces malheureux ont une paie, de l’argent, pour se payer ce qu’ils désirent, heureux peut-être dans la règle de l’idéal, de la consommation détritus pour petits salariés et autres professionnels ventrus de la poche. Le poète pense : ces gens sont malheureux, c’est certain, couru d’avance, en instance de chômage, de blessures ou de dépression émotive, surveillant le temps qui trépasse pour ne point perdre, qui l’un une miette de fortune, qui l’autre sa fosse d’aisance. Le poète pense : ainsi s’amoncellent les circuits dans leur tête robot. Le poète, lui, est pauvre, en instance de rien d’autre que l’heure, heureux en ce matin, assis au soleil, sous le ciel bleu, libre de faire ce qu’il veut dans l’élégance du jour. Oui, il est heureux, le poète. Ah qu’il est heureux ! Criss qu’il est heureux. Heureux, heureux, heureux... AH ! AH ! AH !
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